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Photo du rédacteurLe collectif du doute

Justice pour les Voix Libérées

L’arrivée des Voix libérées sur la scène médiatique a multiplié les appels à la justice. Mais, depuis le début des actions victimaires, le Collectif du Doute (CDD) a préféré se placer du côté du droit. De la justice au droit, il n’y avait qu’un pas… et peu l’ont franchi. Pourquoi ? Quel sens ? Quelles incidences ?



 « Que justice soit faite ». Dès les premières apparitions des Voix Libérée dans la presse, cette réaction a été unanime : il faut juger. Les micros-trottoirs ont amplifié ce cri et n’ont eu pour effet, paradoxalement, que d’exacerber un sentiment d’injustice. Il faut reconnaitre à la presse l’art d’avoir bien utilisé ce ressort bien connu de l’indignation. Malheureusement, il ne fait appel à la justice qu’en creux sans jamais donner les moyens de la cerner, ni dans l’idéal, ni dans la situation concrète qu’elle traite. Dans ce cas, le flou est bien utile, mais peu constructif.


Pour Serge Lebovici, les concepts de justice et d’injustice sont précédés de « prénotions » issues  d’expériences qui remontent à la petite enfance. Le sentiment naît lors du relatif délaissement ressenti de la part de la mère : « il paraît bien que les conditions d’union des soins maternels avec le bébé devraient faire de sa vie un paradis qu’il ne peut qu’imaginer en raison de l’injustice dont il est victime [1]. »  Ce manque, cette frustration première fait partie des premières expériences vécues. Elles sont communes à tous et rien ne les effacera, même pas l’acquisition du concept rationnel de justice qui viendra des années plus tard. L’indignation resurgit alors face à tout événement perçu et qualifié intuitivement d’injuste sans que la raison ait son mot à  dire. La réaction est sensible, proprement subjective, première et durable, et, souvent, plus qu’une émotion passagère, ce sentiment motive l’aspiration à la justice. Ainsi, dès le départ, le traitement de l’affaire des Voix Libérées dans l’opinion publique a été faussé. D’emblée, le sentiment a pris le pas sur la raison.


Pris sous un autre angle, l’approche rousseauiste de la justice n’en apparait pas plus glorieuse. Pour l’auteur de l’Emile ou de l’Education, au Livre IV, « l’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine ». En d’autres termes, l’intérêt personnel et la pitié président à la destination morale de l’homme. Réaction alors ô combien humaine [2] des lecteurs, ou encore des commentateurs qui éprouvent le bonheur de ne pas souffrir de ce qui les émeut. Justice bien ordonnée commence par soi-même : je m’attache à mon semblable pour l’amour de moi. « C’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre. ». La pitié attache alors le spectateur à la victime dès lors « présumée » sans qu’aucune objectivité n’entre en considération. De fait, sa mise en œuvre ne trouvera pas de déploiement cohérent, faute de rationalité et de connaissance.


A la fin de son éthique, Spinoza refuse à la justice une place dans l’utopie : la justice doit se réaliser dans les lois. La moralité ne suffit pas à rendre juste. « De là vient que nulle société ne peut subsister sans […] des lois qui modèrent et contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein. » Autrement dit, chacun se conforme à la loi par peur de la punition provenant de l’autre versant de la justice : l’institution judiciaire dont l’une des principales fonctions est de juger et de punir. La maxime fondamentale du droit pénal le rappelle : Nullum crimen, nulla pœna sine lege, c'est-à-dire « [il n'y a] aucun crime, aucune peine, sans loi ».


De là, Paul Ricoeur s’est interrogé sur les conditions qui régissent l’acte de juger. Il en a dénombré quatre : L’existence de lois écrites, la présence d’un cadre institutionnel (tribunaux, cours de justice…), l’intervention de personnes qualifiées, compétentes, indépendantes « chargées de juger » et un cours d’actions constitué par le procès […] dont le prononcé du jugement constitue le point terminal [3].


L’acte de trancher met un terme à l’incertitude en concluant les délibérations. Cette « estimation » est l’aboutissement d’une première forme de violence, le litige, et le déclencheur d’une seconde : la punition.  « Derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit, il y a la violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois définissent un Etat de Droit. » Ces opérations manifestent « le choix du discours contre la violence ». Entendons le discours par lois écrites, l’interprétation de la loi, les plaidoiries, débats, sentences… Ainsi, la procédure de justice s’oppose à son simulacre : la vengeance [4]. Sans faire l’économie de la force, la justice comme violence institutionnelle est l’auxiliaire nécessaire de l’Etat qui seul a le monopole de « la violence légitime [5] ».


A contrario, les protagonistes de l’affaire des Voix Libérées ont fait de leurs discours l’expression et l’accomplissement d’une violence illégitime. En dehors du cadre institutionnel, ils ont produit leur délibération publique sans débat, sans référence aux lois (si ce n’est déposer plainte – simple instrumentalisation de l’appareil judiciaire), sans cadre institutionnel, sans compétence… L’effet produit, lui, a été sans appel : le pilori, le bannissement, la mort sociale d’un accusé… Bref, le déploiement d’une vengeance débridée en réponse à un sentiment d’injustice dénué de toute justice rationnelle. Le recours à cette violence avait tout pour disqualifier les plaignants aux yeux du Collectif du Doute.


Une formule entendue dans la presse est, à ce sujet, significative : « la honte doit changer de camp. » Ce slogan à la mode Metoo a pour but d’en rester à un sentiment, un seul : une honte, qui du reste ne rend pas justice. L’objectif est donc de retourner la peine dans l’espace public, de renverser le mal en s’inspirant de la loi du Talion : œil pour œil, dent pour dent. Or, contrairement à Lévinas [6] qui voyait dans cette règle l’entrée de l’homme dans la condition de personnalité juridique, le contexte de cette pratique fait sortir les accusés d’un cadre légal et les expose ainsi à une peine pour le moins disproportionnée, si tant est que le jugement soit valable et les faits avérés. Les promesses du Talion, celles d’un monde plus juste, se tiennent alors dans le malheur d’un homme qui rappelle tristement les barbaries d’un temps antédiluvien. Cherchez le progrès ! Comme le montre Levinas dans son analyse biblique, loin de briser le processus de la violence engagé, on l’accentue, à la fois dans l’espace et le temps. On le démultiplie ; le multiplicateur étant corrélé au nombre de personnes animées d’un simple sentiment d’injustice. Levinas insiste sur la modernité de l’Ancien Testament qui dépasse par l’accès à l’unité et l’universalité de la loi la vengeance particulière et autonome. On en est loin !


A l’inverse, sur la page d’accueil de son site, le Collectif du Doute a placé Thémis et la balance de la justice, celle qui pèse le « pour » et le « contre » pour prendre la mesure de chaque argument et rendre une décision équilibrée. A la différence de l’allégorie habituelle, s’en tenant à l’idée d’harmonie et d’ordre, il n’a pas intégré le glaive qui tranche et puni. La recherche de solutions justes et apaisées ne le lui permettait pas. Il a donc choisi un retour au discours, la raison, les institutions… comme fondement de son action, conscient, certes, que la justice sans la force est impuissante, mais que la force (médiatique en l’occurrence) sans la justice, elle, est tyrannique [7].


La justice se réalise dans l’alliance de la morale et du droit, l’une se déployant dans l’autre pour assurer dans la vie publique une régulation sociale pacifique, offrir comme le dit le CDD, des solutions justes et apaisées. Se détourner des lois au nom de considérations morales revient à remettre en cause l’ordre établi.


L’agir des Voix Libérées ne cesse donc d’interpeler. Leur modus operandi et ses conséquences peinent à trouver un fondement rationnel qui permette de mesurer leur sens des responsabilités. A quelle philosophie se réfèrent-ils ? Quelle morale les anime ?


En faisant valoir leur mémoire, sa charge douloureuse, ils exposent un mal inqualifiable, nécessairement inadmissible. Alors, le bien auquel ils aspirent semble devenir la seule référence valable pour qualifier le juste. Mais, est-ce aussi simple ? Entre le bien et le juste, lequel détermine l’autre ? Le juste préexiste-t-il au bien, ou l’inverse ? Suffit-il de faire valoir des intérêts légitimes pour être juste ? Analysons.


Selon les philosophies morales et politiques inspirées d’Aristote, le juste se définit en fonction d’une certaine idée du bien. Est juste ce qui contribue au bien de la cité. Mener une « vie bonne » n’a moralement de sens que dans la perspective d’une « bonne vie ». L’homme juste ne peut être heureux qu’en étant le plus « ajusté » à un idéal de vie, autant que faire ce peut, harmonieuse et stable. Dans la lignée thomiste, la vie de l’homme a pour fin le bonheur et, pour l’homme juste, la justice n’est finalement que le chemin pour y parvenir, le chemin le plus « ajusté » au désir rationnel du bien. Le juste est défini alors par rapport au bien. Tout ce qui permet d’atteindre le bien véritable est juste, et donc injuste ce qui conduit à un semblant de bonheur, un faux bien. En Politique, le juste s’aligne par conséquent sur le bien commun, le problème étant pour le législateur de déterminer précisément, sans erreur, la nature de ce bien [8], nécessairement le plus « utile » à tous.


Aujourd’hui, dans le contexte des démocraties modernes, fonder une morale sur une telle conception est impossible. Qui se laisserait dicter une conception du bonheur ? La subjectivité a pris le pas sur toute approche rationnelle et universelle ; même si, pour Kant, l’héritage des Lumières, le seul fondement de la morale est la raison, et non plus l’amitié ou la concorde aristotélicienne. Les contraintes de la non-contradiction, l’attitude désintéressée vis-à-vis du vrai… fondent une morale à portée universelle. « Est juste toute action qui permet et dont la maxime permet à la liberté de l’arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle [9]. »


Or, pour Rawls, la pluralité dogmatique contemporaine en matière morale rend impossible l’établissement d’une éthique. Il revient à la négociation idéale, c’est-à-dire une raison qui résulte de la participation d’êtres humains à un dialogue sincère ayant pour but l’accord de tous avec tous. Ce théoricien de la justice revient alors à l’Etat de nature, la situation originelle, le retour au contrat social dans une situation initiale déjà développée chez Rousseau. En commun, les principes de la justice sont choisis derrière un « voile d’ignorance [10] » qui garantit l’équité.


Principe 1 : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. »


Principe 2 : « Toutes les valeurs sociales – liberté et possibilités offertes à l’individu, revenus et richesse ainsi que les bases sociales du respect de soi-même – doivent être réparties également, à moins qu’une répartition inégale de l’une ou de toutes ces valeurs ne soit à l’avantage de chacun. »


Voilà l’étalon permettant d’évaluer le caractère juste d’une loi. « La justice est ainsi ultimement fondée non pas sur le bien concret d’une société réelle, mais sur la négociation idéale d’une communauté d’êtres rationnels. » Sont ainsi mis à jour les conditions de possibilités d’une société démocratique stable. Entre le raisonné et le raisonnable équilibrés, chacun est libre de poursuivre son bien propre.  « La détermination du juste ne renvoie plus au bien d’un individu ou d’une communauté culturelle donnée, mais suppose pour tous un décentrement, une “décontextualisation”, une mise entre parenthèses des intérêts non communicables ou des valeurs trop particulières, pour parvenir, par « l’usage public de la raison », à un accord consensuel. [11] » Le juste précède le bien.


« Dans la théorie de la justice comme équité, on ne prend pas les tendances et les inclinations des hommes comme données, quelles qu’elles soient, pour ensuite chercher le meilleur moyen de les satisfaire. C’est plutôt l’inverse, leurs désirs et leurs aspirations sont limités dès le début par les principes de la justice qui définissent les bornes que nos systèmes de fins doivent respecter. Nous pouvons exprimer cela en disant que, dans la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien. Un système social juste définit l’espace à l’intérieur duquel les individus doivent développer leurs objectifs et il fournit un cadre constitué de droits et de possibilités ainsi que de moyens de satisfaction, à l’intérieur duquel et grâce auquel ces fins peuvent être équitablement poursuivies. On rend compte de la priorité de la justice, en partie, en affirmant que les intérêts qui exigeront la violation de la justice n’ont aucune valeur. N’ayant aucun mérite dès le départ, ils ne peuvent avoir priorité sur les exigences de la justice. » Peut-on d’ores et déjà porter une valeur de justice aux initiatives hors la loi qui entourent les Voix libérées ?


Les protagonistes de leur affaire, dont l’imprégnation idéologique a été évoquée précédemment sur ce site, participent d’une moralisation de la vie publique. Sur un registre accusatoire, leurs positions font appel à la conscience individuelle, répartissant les actes et les personnes dans la catégorie du bien et du mal, les gentils et les méchants... La posture binaire victimaire éveille la culpabilité, la remise en question et vise à corriger l’ignorance du mal, un manque d’empathie, un silence indigne, coupable, une omerta, …  et autant de reproches infligeant les remords nécessaires pour faire valoir sa cause. A part faire la leçon, elle ne fait pas justice, surtout en ignorant et en niant le droit.


En attendant, la morale qui se dessine semble utilitariste. Pour Jérémy Bentham, fondateur de l’utilitarisme [12], le bien moral est ce qui sert l’intérêt du plus grand nombre, ou, ce qui promeut le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre. Dans cette philosophie, l’homme est par définition un être purement intéressé, toujours en quête de satisfactions. Cet eudémonisme se fonde sur la considération d’un sujet défini comme être de plaisirs et de peines dont la logique de l’intérêt structure toute sa vie. Cette morale apparue au 18e siècle dans le monde anglo-saxon marque une rupture dans l’histoire de la philosophie morale. Proprement laïque, elle ne s’enracine plus dans une cosmologie ou une théologie mais dans une subjectivité proprement humaine. Non seulement, elle prend le contrepied de la morale religieuse, mais elle s’oppose aussi à la morale kantienne désintéressée se déployant dans la liberté.


La morale utilitariste est d’abord une morale du bonheur, au détriment de la liberté. Une action est considérée bonne quand elle satisfait des actions égoïstes. Cependant, comme le précise la théorie des sentiments d’Adam Smith qui a développé la notion de « sympathie », le bonheur des uns fait aussi le bonheur des autres. En d’autres termes, le malheur des autres peut gâcher le bonheur d’un seul. Un homme digne de ce nom a donc intérêt à voir une humanité heureuse, au bénéfice de « l’intérêt du plus grand nombre ». Pour cela, l’utilitarisme sera, du reste, à la source de nombreux mouvements philanthropiques. Cependant, sa dimension conséquentialiste a évolué à contre sens de la morale kantienne qui est une morale de l’intention dans laquelle personne ne peut être responsable des conséquences de ses actes. L’intention compte avant tout. La devise traditionnelle Fiat justitia, pereat mundus [13] montre combien la justice prime toujours. L’injustice sera toujours plus grave que le désordre. Un innocent ne peut pas être condamné pour préserver la paix sociale. Les droits de l’homme [14] viennent avant le bonheur global. Rawls poursuivra la critique [15] considérant le principe d’utilité incompatible avec la démocratie.

A contrario, l’utilitarisme impose à chacun de prendre en compte la somme globale du bonheur. Cette approche holiste entend toujours sacrifier l’individu à cette globalité. Dans ce cas, un désordre est toujours pire qu’une injustice. Le lynchage peut donc être de mise, s’il est utile.


En outre, l’utilitarisme se retrouvera dans les thèses du libéralisme économique formulées par Adam Smith : la poursuite des intérêts particuliers concourt à l’intérêt général. Il convient donc de laisser librement les individus cultiver leur bonheur dans la recherche de leur intérêt personnel.  La Fable des abeilles illustre bien ce positionnement. Mandeville [16], en racontant les actions intéressées des abeilles, fait, en quelque sorte de la somme des vices de chacune, une ruche prospère. Le sous-titre, vice privé, vertu publique le rappelle : l’action coordonnée des intérêts particuliers rend la société vertueuse.


Cette philosophie d’inspiration anglo-saxonne imprègne les courants de pensées venus d’outre-Atlantique. Ce produit d’importation, peu compatible avec la République, finit pourtant par se faire une place dans les mentalités françaises.


Ne semble-t-il pas plus utile pour Mgr Jordy qu’un seul périsse au lieu de tous ? N’est-il pas préférable de sacrifier un bouc émissaire à la place de l’institution entière sur le champ médiatique ? Ses décisions semblent plus être régies par une technique de « calcul des plaisirs et des peines pour assurer les meilleures conditions du bonheur », à savoir une Eglise apaisée sortant de crise. En attendant, de quelle Paix parle-t-on ? Celle que l’on définit communément comme « la tranquillité de l’ordre », dans un contexte de suspicion, de dénonciation… elle n’offre que l’ordre, sans la tranquillité.


Richard Hara, successeur de Bentham au XXe siècle remplacera l’idée du « plaisir » par celle de « préférence » qui sans doute sied mieux à l’archevêque. Joindre l’utile au détestable ne relève pas, loin s’en faut, d’une morale catholique [17]. Paul VI ne rappelait-il pas, du reste, que l’Eglise n’était pas là pour dénoncer, mais annoncer ?


Et Rawls pour conclure : « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas vraie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention, par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. C’est pourquoi, dans une société juste, l’égalité des droits civiques et des libertés pour tous est considérée comme définitive ; les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux. La seule chose qui nous permettrait de donner notre accord à une théorie erronée serait l’absence d’une théorie meilleure ; de même une injustice n’est tolérable que si elle est nécessaire pour éviter une plus grande injustice. Etant les vertus premières du comportement humain, la vérité et la justice ne souffrent aucun compromis. »


L’utilitarisme a signé la fin de l’anthropocentrisme et ouvert la voie à de nombreux courants de pensée favorisant l’euthanasie, le suicide assisté (la somme des peines ne doit pas l’emporter sur la somme des plaisirs), l’antispecisme (l’homme n’est plus le seul sujet de droit)… Héritant du concept de « pitié » de Jean-Jacques Rousseau, l’homme a la capacité de s’identifier à tout être souffrant, qu’il soit humain ou animal. La sensibilité [18] devient la source des droits naturels, et non plus la raison. L’australien Peter Singer [19] s’appuie sur cette philosophie pour promouvoir l’antispecisme, dénoncer la souffrance animale, et au bout du compte réduire le Bien moral… au seul bien-être.


Ceci dit, donner des droits aux animaux, l’idée n’est pas nouvelle. Au Moyen Age, les procès d’animaux avaient cours. Aussi farfelue que cette pratique puisse paraître aujourd’hui, elle avait pour but d’appliquer le principe élémentaire de la justice : suum cuique tribuere, rendre à chacun ce qui est le sien [20]. En d’autres termes, rendre à chacun sa place dans l’ordre social établi et dans l’ordre de la création. Les animaux n’avaient pas à empiéter sur les intérêts des hommes. A ce moment-là, lors des procès, pour que la cause soit juste, l’animal inculpé avait droit, lui, au moins, à un avocat, à une défense digne de ce nom.


Dans l’affaire des Voix libérées, le diocèse de Tours a toujours refusé de prendre financièrement en charge la défense du prêtre incriminé, et, sur la scène médiatique, toute défense a été refusée à l’accusé ainsi que le droit de cité pour un homme qui n’était plus appelé à comparaitre, mais à disparaitre : « rayé des listes » a précisé l’archevêque. S’il fallait encore un bestiaire pour illustrer ces manières de faire, il faudrait relire Les animaux malades de la peste : « haro sur le baudet », le plus faible, sans défense livré à la violence de la vindicte populaire... Ce simulacre de procès médiatique tourangeau actualise la fable de La Fontaine et renouvelle les ingrédients d’une hypocrisie générale indifférente au déferlement de rejet poussant à l’expiation arbitraire, seule recourt pour maintenir l’ordre établi.


Dans toutes ces pratiques, est-il encore possible de trouver un étalon de justice ? Sur quel fondement moral peuvent s’assoir ces pratiques ?


Le droit naturel ? L’attitude d’une Antigone moderne chez les Voix Libérées aurait été louable mais la loi naturelle repose d’abord sur une égalité dans la condition humaine. Strauss parle de millénaires de droit naturel. Depuis l’Antiquité, avec des philosophes comme Aristote et plus tard Cicéron [21], la notion a traversé le temps, évolué, mais a toujours placé les hommes sur un même plan. Fondée sur la traduction des aspirations fondamentales de l’homme, elle ne peut catégoriser ses destinataires sans se renier.  

Dans la théorie classique illustrée par Prufendorf et Grotius, le droit naturel est fondé sur l’individu isolé dans l’état de nature.  Dans la perspective des Lumières, le droit naturel s’inscrit dans le contrat social, pacte de tous, du corps politique avec chacun, de chacun avec lui-même, en tant qu’il obéit à la loi qu’il s’est prescrite à lui-même, qu’il contracte librement. Ainsi établie, la justice assure la liberté civile et l’égalité. Justice et utilité se trouvent rassemblés.

En refusant de placer des individus, l’accusé en l’occurrence, sur le même plan qu’eux, les partisans des Voix Libérées rompent ce contrat social. Or, ce contrat ne souffre pas de régime d’exception.

« La théorie de la justice comme équité, ajoute Rawls en renouvelant le contrat social, tente de rendre compte de ces convictions du sens commun, concernant la priorité de la justice, en montrant qu’elles sont la conséquence de principes qui seraient choisis dans la position originelle. Ces jugements reflètent les préférences rationnelles et l’égalité initiale des partenaires. » Mais, attention, quand raison dort, justice est mal gardée, disait déjà Jean Molinet (1435-1507).


Maintenant, faut-il regarder du côté du droit positif ? Le droit est alors considéré comme l’expression d’une norme collective. Les Voix Libérées avancent dans le sillon de la contestation idéologique d’un système de justice imparfait, de fait, à contourner, à remettre en cause.


Peut-être faut-il alors rappeler que le droit est le résultat d’une longue maturation historique qui trouve son origine dans l’Antiquité [22]. La civilisation romaine a su poser les jalons de l’objectivation du juste dans une formalisation qui a vu naître une conception individuelle du droit. Le ius désignait alors l’état de purification qui restaure la place dans la communauté ou le ius des bêtes cuisinées au banquet de la cité, part qui revient alors à chaque citoyen. L’instauration d’une sphère de liberté individuelle, inattaquable, poussa le règlement des litiges à entrer dans une démarche jurisprudentielle. Des questions présidèrent alors à tous les problèmes de droit. Comment être équitable entre deux parties ? Quelles lois (naturelles ?) gouvernent le juste ? Quelles dispositions permettent à un mauvais juge de prendre de bonnes décisions ? Comment l’arbitrage peut-il échapper à l’arbitraire ? Quelles règles objectives conduisent à la bonne décision ? Des « tâtonnements » historiques conduisent à l’élaboration d’un droit, art du bon et de l’équitable selon la célèbre formule de Celse : ius est ars boni et aequi, « le droit est l’art du bon et de l’égal (au sens d’équitable) », l’ars étant ici à considérer comme un savoir-faire. Fondé sur le droit naturel, le droit s’est imposé comme une science du juste [23]. La justice libéra la société romaine en offrant une sécurité juridique à l’origine d’un dynamisme qui fit la prospérité de l’Empire.


Codifié par Justinien, la connaissance du droit disparait pour réapparaître au 11e siècle et offre à nouveau la possibilité de trancher rationnellement les litiges utile aux bourgeois. La continuité du droit canonique n’empêcha pas l’ordalie. Mais la Renaissance aurait-elle été possible sans la renaissance du droit en occident ? Depuis, le droit a intégré toutes les composantes de la vie publique jusqu’à la constitution même de l’Etat. De nature contingente, le droit positif [24] a pris le dessus sur le droit naturel. La législation est désormais au droit ce que le plan est à l’économie. Mais, comme toute science, le droit a ses concepts, ses théories, un corps de doctrines, de jurisconsultes qui commentent les décisions, identifient les problèmes juridiques, suggèrent des solutions… Comme science du juste, le droit a su mettre à jour des règles, des procédures, des principes indépassables qui assurent l’égalité et l’équité pour tous. Normalement, sans régime d’exception.


Quel juriste digne de ce nom contesterait la proportionnalité et l’individualisation des peines, la prescription, le droit à la défense, un procès équitable, la présomption d’innocence, le droit au silence durant les procédures, le secret de l’instruction… ? Pourtant, les Voix Libérées et l’Ordinaire du lieu participent à la mise à mal de ces fondamentaux.


Exemple : L’intolérance à la prescription s’accentue à mesure que la société entre dans une ère victimaire [25]. Les autorités de poursuite contournent le principe par nombre de subterfuges. Même le ministre, en 2021 le recommande [26]. Dans son éloge de la prescription, Marie Dosé s’en inquiète : « La place prépondérante de la victime tétanise le parquet, le dissuade d’invoquer la prescription et de lui opposer une fin de non-recevoir. Quant à l’objectif revendiqué de rechercher d’éventuelles victimes qui ne seraient jamais manifestées, il participe de la même instrumentalisation de la justice, dont le dessein n’est pas de traquer de possibles infractions jamais dénoncées, mais de vérifier que celles portées à sa connaissance, sont ou non constituées. En ouvrant de telles enquêtes sous des motifs fallacieux, à tout le moins ambigus, le parquet joue un jeu dangereux.[27] »


La prescription est souvent associée à l’idée de pardon et d’oubli. Cependant, elle vise d’autres intérêts supérieurs. Trente ou quarante ans après les faits évoqués, les mémoires s’altèrent (Cf. article : Les Voix Libérées, victimes de leur mémoire ?), les témoins vivants ne sont plus à disposition. Qui plus est, l’esprit du temps a changé. On ne peut juger les valeurs du passé avec l’herméneutique du présent. Mais, fondamentalement, supprimer la prescription revient surtout à interdire d’assurer valablement les droits de la défense. Rendre la justice dans l’injustice n’a plus de sens. En outre, limiter le traitement des affaires dans le temps contraint les pouvoirs publics à agir vite et à ne pas reporter la justice à des temps plus favorables. Dans l’intérêt de l’ordre social, la répression doit être immédiate et non plus tard, quand les « jeux » sont faits.


La violation de la présomption d’innocence dont les Voix Libérées se gargarisent est, quant à elle, plus répandue. Pour contenter l’opinion, peut-être redonner une légitimité aux hommes de lois, l’équilibre plaignant-accusé est très souvent déstabilisé. Le mot « victime » apparaît souvent en face du « présumé » coupable. Cette terminologie montre combien de principe est maltraité [28], comme le souligne le magistrat honoraire, Dominique Coujard.


Dans la loi du 15 juin 2001, le mot victime s’est substitué à celui de partie-civile. Ce choix sémantique a été validé par le Conseil constitutionnel le 21 juillet 2017 [29] : « par commodité, le code de procédure pénale utilise le terme de « victime » pour désigner la personne se présentant comme telle. Toutefois, il ne saurait évidemment se déduire de cette seule qualification que la personne présentée comme l’auteur des faits est coupable. Cette culpabilité n’existe juridiquement que lorsqu’une décision judiciaire définitive de condamnation a été prononcée. » Pourtant, le choix du terme, lui, n’est pas innocent. Il induit de facto une culpabilité et l’existence des faits dénoncés. Difficile ensuite de préserver l’équilibre de l’impartialité si la base est instable.


Marie Dosé rend compte du contexte juridique : « Par peur d’incarner une justice patriarcale aveugle et sourde à la souffrance des victimes, et sous couvert de vertu thérapeutique, le parquet se transforme ad libitum en une instance de communication, entretenant ainsi un mélange des genres pour le moins malsain et qui risque fort de se retourner contre l’institution tout entière. Pour mieux complaire aux victimes, il prend ainsi de plus en plus souvent la peine d’adjoindre quelques formules de prudence bien comprise à ses communiqués de presse ou à ses décisions de classement sans suite : « l’infraction semble caractérisée mais les faits sont prescrits », «  les faits sont susceptibles de constituer un crime mais sont prescrits », «  la connotation sexuelle des faits dénoncés ne fait aucun doute, mais ils sont prescrits, (NDLR : on pourrait ajouter celle de l’accusé des Voix Libérées qui fera l’objet d’un autre article), etc. Et de se transformer en juridiction de jugement afin que la pilule de la prescription paraisse moins amère. Le mis en cause devient ainsi doublement coupable : coupable d’un viol n’ayant pas donné lieu à un jugement, et coupable, grâce à la prescription, d’échapper au châtiment. Contaminé par le tribunal de l’opinion, le parquet apporte ainsi la caution pseudo-judiciaire qui manquait encore au soupçon, dans un dessein d’apaisement pourtant voué à l’échec. Ainsi, tout en décrétant une culpabilité et tout en constatant l’impossibilité de la sanctionner, l’autorité de poursuite alimente activement une frustration qui, une fois encore, finit par saper le bien-fondé de la prescription. [30] »


Par ailleurs, la présomption d’innocence est le fruit d’un long processus historique [31] dans la « fabrique » du Droit. Après l’ordalie, le probatio probitissima, la recherche presque obsessionnelle de la culpabilité, la seule intime conviction du juge…, le doute a mis du temps à trouver sa place dans la culture judiciaire. Le système probatoire a toujours eu du mal à poser un a priori favorable. La présomption apparaît dans la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 Août 1789 à l’article 9, et figurera dans le préambule de la Constitution en 1946, puis en 1958 dans le préambule de la Constitution de la Cinquième République. Il sera repris dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de l’ONU le 12 décembre 1948 à l’article 11 et figure dans la convention européenne des droits de l’homme adoptée le 4 novembre 1950 à l’article 6. Le Conseil Constitutionnel reconnaitra à ce principe une valeur constitutionnelle le 20 janvier 1981. Etant jusqu’alors absent de tout texte législatif de droit interne, la loi du 4 janvier 1993 l’intègrera dans le code civil en ajoutant un article 9-1 selon lequel « Chacun a droit au respect de sa présomption d’innocence ». Enfin, la loi du 15 juin 2000 ajoutera un article préliminaire au code de procédure pénale, lui donnant ainsi une définition procédurale. Autant dire que ce « récent » principe encore malmené reste un défi pour l’Etat de Droit [32]. Mais, qu’en reste-il [33] ?


En Novembre 2016, Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et du Droit des femmes confie une mission à Flavie Flamant après la publication de son livre La consolation [34], une mission « de consensus » sur les délais de prescription en matière de crimes sexuels sur mineur : « je considère, précise-t-elle dans la presse [35], que les victimes sont des experts des sujets qu’ils portent, aux même titre que les experts techniques ». On croirait entendre Mgr Jordy dans la presse tourangelle [36]. On précisera que Jacques Calmettes, coauteur d’un opuscule intitulé Pour une nouvelle politique d’aide aux victimes [37], assistera l’animatrice de télévision dans cette mission. Il est connu pour son action au sein de l’association d’aide aux victimes d’actes de délinquances (AVAD) et a présidé l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM). On ne peut plus consensuel... et marqué idéologiquement [38].


La souffrance octroie de facto une compétence qu’il faut consulter et suivre. Seules les victimes sont légitimes, tout comme les représentants des intérêts catégoriaux dans le wokisme [39]. De fait, le débat est clos. La disqualification des autres protagonistes est sans appel. Mais, à mettre les victimes au-dessus de tout, ne risque-t-on pas de se retrouver en dessous de tout ?


Dans un contexte contemporain de crise de confiance, de fragilisation, de concurrence normative, d’inflation législative, de confusion des normes, règles et recommandations, il devient monnaie courante d’agir dans l’ignorance ou le contournement de la loi et de contrevenir au principe de légalité.


En théorisant le droit positif, Kelsen [40] a hiérarchisé les droits dans une célèbre pyramide éponyme qui ordonne l’échelle des normes. Le principe est simple : la norme supérieure est fondamentale et inaliénable. L’enfreindre revient donc à remettre en cause les normes inférieures. Les normes juridiques sont ainsi hiérarchisées de telle sorte que leur puissance s’en trouve limitée ; l’existence et le contrôle de la hiérarchie des normes constituant une garantie de l’Etat de droit. Chacun est donc censé agir conformément aux règles de droit qui lui sont supérieures. L’exemple de la violation de la présomption d’innocence est typique et récurrent, tout comme la séparation des charges, le secret de l’instruction, la prescription…  Même si cette idée de pyramide est discutée [41] aujourd’hui, elle n’en reste pas moins une référence générale pour cerner des irrégularités dans les pratiques.



Dans une grande confusion générale, un autre ordre moral à la recherche d’une légitimité normative gagne l’espace public jusqu’à ce qu’une réforme législative fasse d’un nouveau droit l’expression de cette nouvelle norme morale collective. La stratégie d’une prise de pouvoir politique de nature idéologique est à décrypter.


Le droit assure des fonctions régulatrices dans le corps social. Il tisse des liens, fixe des limites et impose des mesures. Quand le philosophe François Ost [42] évoque ses fonctions primaires, il les présente en prise directe avec le social. Le droit sert alors à piloter les normes et les valeurs, soit par encodage, c’est-à-dire en donnant une forme juridique à différents types de normes, soit par ancrage en consacrant un certain nombre de valeurs fondatrices de la société.


Malheureusement, cette science est souvent sollicitée dans la précipitation, l’improvisation pour servir des revendications individuelles ou catégorielles en oubliant le temps long, une vision à long terme et finalement l’intérêt général. De fait, si cette fonction première du pilotage est remise en cause, la réflexion sur la norme elle-même qui renvoie aux fonctions secondaires selon F. Ost est compromise. Le cadrage des concepts et des définitions, le repérage des sources et l’habilitation des acteurs à agir sur elle, l’archivage des faits et des actes juridiques et enfin l’arbitrage par le jugement et la sanction feront l’objet d’une dépréciation qui détériore un peu plus le rapport du citoyen à la règle, et au droit en général.

Face aux dérégulations contemporaines, Stéphane Braconnier, président de l’université Paris-Panthéon-Assas et professeur de droit, en est venu à se poser la question d’un monde sans droit. Notre société gagnerait-elle une plus grande justice en se privant du droit ? Pas évident : « Presque tous les jours, des débats, voire des polémiques, éclatent. Certains prétendent définir ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce qui doit être sanctionné ou non, jugeant que la sanction de tel comportement est insuffisante ou au contraire excessive. Au nom de quoi ? Sur le fondement de quelle légitimité ? Ce phénomène de médiatisation à outrance des « affaires », avant même que la justice ne s’en saisisse, quand elle le fait, relève de ce que j’appelle la « privatisation de la justice », qui se traduit par la mise en accusation sur les réseaux sociaux, puis dans les médias, par la parole de « parquets » ou de « tribunaux » autoproclamés, au risque, comme a pu le dire récemment Elisabeth Badinter, de « contrer la justice », de la vider de sa substance et, finalement, de la délégitimer [43]. »


Les Voix Libérées sont faciles à reconnaître dans ces « affaires » qui font perdre de vue les finalités du droit dépassant l’échelle des petits particularismes. Dans la représentation du droit, l’image de la balance renvoie à l’arbitrage social général aux dimensions de l’ensemble du corps politique et du bien commun. L’allégorie illustre la médiation générale de tous les intérêts sans jamais figer le dialogue. Aussi, toute remise en cause est toujours possible, mais dans les formes procédurales du droit qui permet aussi (et surtout) la mise en scène du débat. La remise en cause de l’ordre social est rendue possible par l’institution de la contestation. N’y reconnait-on pas les caractéristiques du monde de la science reconsidérant toujours ses théories à l’aune du réel ?


Face au déficit d’une vision globale du droit et de ses finalités, de ses racines historiques, chacun se l’approprie comme s’il existait un doctissimo du droit en ligne, l’interprète en fonction de son vécu personnel, des risques potentiels, de ses peurs, ses idéologies… en perdant de vue le bien commun.


Dans un Etat dit de Droit, il a fallu plusieurs siècles pour que se construise un système politique fondé sur la préservation de la liberté et de l’égalité inscrite dans la devise républicaine. Il a permis à tout citoyen conscient de trouver dans la participation à des groupes opposés l’occasion de collaborer à la détermination d’un destin collectif et favoriser un progrès acceptable par tous, justement parce qu’il n’avait pas été dicté par telle conception particulière de nature idéologique, religieuse… voire narcissique. Pourtant, en s’autorisant à tyranniser de ses propres petites opinions personnelles de manière spectaculaire, violente et communicante, des minorités mettent à mal les libertés publiques. Pas d’égalité sans légalité.


La morale s’immisce partout, dans toutes les sphères de la vie publique [44]. Elle se décline sur nombre de supports aux yeux du citoyen considéré comme privé d’une liberté de jugement. Qui plus est, la société contemporaine qui n’accorde plus de place au mal devenu intolérable, innommable, incompréhensible, ininterprétable, a tendance à le psychiatriser, renvoyer le problème à l’asile, ou à l’extirper du corps social. Le malfaiteur doit sortir de sa nature politique. De la déchéance de nationalité des terroristes à l’ostracisme du pédocriminel, la mécanique et l’intention sont les mêmes. Chaque opinion heurtée réclame le durcissement, voire l’abolition des garanties des accusés.


Des autorités supérieures jusqu’à l’Etat lui-même sont sommés de mettre en place des régimes d’exception. Au bout du compte, l’incrimination basée sur des règles devenues arbitraires fait disparaitre le citoyen innocent au profit d’un coupable potentiel. Si pour divers motifs d’exception, le citoyen est susceptible de répression pénale, l’Etat dispose alors d’une manière permanente d’une possibilité d’intimidation sur l’ensemble du corps social qui empêche l’émergence du citoyen libre exerçant les libertés garanties par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Les choix du citoyen doivent être libres. S’il est susceptible d’être intimidé a priori par les instances de l’Etat, la constitution démocratique de nos institutions disparaît. D’après F Sureau [45], le phénomène est engagé depuis une vingtaine d’années et se dilue dans les pratiques.


Même au diocèse de Tours, les démarches d’Armelle Jus auprès des associations distillent l’idée que les acteurs agissant auprès des personnes vulnérables sont des agresseurs potentiels, sans parler des contrôles exercés sur les prêtres et les dispositions semant le doute sur tout le corps ecclésial.


Dans ce contexte général, le troisième pilier de la devise républicaine s’effrite au risque de voir s’effondrer l’édifice démocratique. La première fraternité n’est-elle pas de veiller et préserver de façon égale la liberté de son prochain ? Pour Bernanos, le fondement de la liberté politique ne repose-t-il pas dans le souci de la liberté d’autrui [46] ?


Des siècles de démocratie ont fait advenir en surface une lame de fond de l’histoire : la liberté et l’égalité. Tocqueville avait cerné depuis le Moyen Age ce mouvement inexorable qui donne à chacun sa juste place. Dans son analyse sur « l’Etat politique de la France » en 1834, ce penseur de la Révolution avait bien vu cette progression de l’histoire qui tend vers l’égalité des conditions.  Depuis le 11e siècle, droit, politiques et mœurs ne cessent de s’harmoniser dans une dynamique de l’égalité, devenue, au passage, une passion française. Dans la continuité de cette analyse, Fukuyama est allé jusqu’à annoncer le fin de l’histoire [47], non la fin de l’humanité, mais l’avènement de ce que l’homme pouvait s’offrir de meilleur. Si la liberté est le propre de l’être humain, la forme de la démocratie devient la forme politique qui lui convient le mieux. Aucune autre forme n’est possible à concevoir. La démocratie semble l’horizon indépassable de l’humanité.  Seuls sont possibles désormais un perfectionnement de ce régime ou un retour en arrière fait entre autres de privations de libertés. L’actualité [48] semble lui donner raison.


L’évolution de la société et des pratiques juridiques semble marquer une rupture avec des siècles de tradition judéo-chrétienne. Un changement de paradigme s’opère, avec, paradoxalement, le concours de l’Eglise. Le Moyen Age chrétien connaissait peu la prison. Le condamné devait surtout faire amende honorable. Si, après sa peine, il était considéré innocent, c’était pour rendre possible son salut. L’idée de rédemption était au cœur des dispositions législatives. Mais, comme le dit Chesterton, « le monde moderne et plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. » (G.K. Chesterton, Orthodoxies)  Aujourd’hui, la rétention de sûreté, la déchéance de nationalité, le viol de la présomption d’innocence… et la perte commune du sens patrimonial des libertés les font perdre de vue au profit d’une atomisation de la société en quête de sécurité pour défendre des intérêts particuliers. Le citoyen risque de ne plus être considéré comme innocent par principe, mais comme un coupable potentiel. Or, « Quand l’innocence des citoyens n’est pas assurée, la liberté, elle, ne l’est pas non plus. » (Montesquieu)


En définitive, en s’éloignant du droit, en extirpant les restes de miséricorde au fond de ses paradigmes, en mettant à mal l’isonomie, le bien commun, les libertés, l’égalité, l’équité… les mouvements auxquels les Voix Libérées participent s’inscrivent donc dans une régression anthropologique, politique et civilisationnelle contraire à la marche de l’histoire. Jacques Ellul [49] n’affirmait-il pas qu’une civilisation ne pouvait s’édifier qu’au travers d’un droit ?


Les partisans des victimes en sont restés au déploiement de subjectivités tandis que d’autres tendaient vers l’objectivité. Par leur appel à la justice indigné, leur démarche essentiellement morale et punitive en est resté à la conscience, à l’éveil d’une conscience morale nouvelle quand d’autres se sont attachés à la science, la science du juste : le droit. Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais. Le collectif du doute n’a pas manqué de conscience en s’attachant au réel quand les Voix Libérées ont préféré la conscience sans la science… qui n’est que ruine et drame [50].


Les Voix libérées ont peut-être simplement oublié que la Justice est aussi une vertu cardinale. Aristote la voyait pour l’animal politique comme la condition du bonheur public, condition de l’exercice de l’amitié qui rend l’homme heureux. «  Si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié ».[51]


Lucide sur la fragilité de la condition humaine, les jésuites affirmaient : « péchez, mais du moins ne corrompez pas les principes. » Les tendances actuelles voudraient plutôt inverser la formule : « corrompez les principes mais surtout ne pêchez pas. » Cherchez l’erreur.


Dans son discours préliminaire du premier projet de Code civil, déjà  Jean-Étienne-Marie Portalis rappelait combien la loi est une affaire de sagesse. Avant de la changer, il est  toujours préférable de la faire aimer [52]. Vaste projet qui incombe au monde juridique, selon Jean-Paul II [53].


La science du juste à toujours exprimé le besoin de faire appel à un tiers [54], un arbitre, dans chaque contentieux. Le litige se résout par la neutralité d’un troisième dépassant les intérêts particuliers. Le « troisième homme » qui transcende l’intersubjectivité fait du réel la référence commune et fiable pour trouver les compromis et la décision équitable.


Aussi fragile soit-il, le droit reste à ce jour la seule embarcation collective  stable qui permette d’avancer sur les flots agités des conflits, évitant de sombrer dans les abîmes des vengeances particulières, maintenant le cap de la justice, les yeux rivés sur un seul horizon fixe, jamais véritablement accessible et indépassable, mais toujours présent : la vérité [ 55]. Alors, si après tout, des navigateurs solitaires viennent encore à demander : le droit, à quoi ça sert ? Il faudra leur répondre la boutade de François Ost : « à compter jusqu’à trois. » Gageons, s’il n’est pas trop tard, qu’ils n’auront pas déjà perdu leur arithmétique.

 

 

NB : Rappel de quelques articles du Catéchisme de l’Eglise catholique dans le chapitre sur le huitième commandement :

2254 - L’autorité publique est tenue de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine et les conditions d’exercice de sa liberté.

2255 - Le devoir des citoyens est de travailler avec les pouvoirs civils à l’édification de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté.

2256 - Le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral.

« Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ».

2257 – Toute société réfère ses jugements et sa conduite à une vision de l’homme et de sa destinée. Hors des lumières de l’évangile sur Dieu et sur l’homme, les sociétés deviennent aisément totalitaires.

Les offenses à la vérité expriment, par des paroles ou des actes, un refus de s’engager dans la rectitude morale ; elles sont des infidélités foncières à Dieu et, en ce sens, sapent les bases de l’alliance.

2504 - « Tu ne témoigneras pas faussement contre ton prochain » (Ex 20, 16). Les disciples du Christ ont « revêtu l’homme nouveau créé selon Dieu dans la justice et la sainteté qui viennent de la vérité » (Ep 4, 24).

2505 - La vérité ou véracité est la vertu qui consiste à se montrer vrai en ses actes et à dire vrai en ses paroles, se gardant de la duplicité, de la simulation et de l’hypocrisie.

2506 - Le chrétien n’a pas à « rougir de rendre témoignage au Seigneur » (2 Tm 1, 8) en acte et en parole. Le martyre est le suprême témoignage rendu à la vérité de la foi.

2507 - Le respect de la réputation et de l’honneur des personnes interdit toute attitude ou toute parole de médisance ou de calomnie.

2509 - Une faute commise à l’encontre de la vérité demande réparation.

2512 - La société a droit à une information fondée sur la vérité, la liberté, la justice. Il convient de s’imposer modération et discipline dans l’usage des moyens de communication sociale.


NOTES

[1] Serge Lebovici, article « C’est pas juste » dans W. Baranès et M.-A. Frison-Roche, La justice, l’obligation de l’impossible, Autrement, 1995.

[2] François de la Rochefoucauld précise dans ses Maximes : « L’amour de la justice n’est en la plupart des hommes que la crainte de souffrir l’injustice. »

[3] Cf. Paul Ricoeur, « L’acte de juger » dans Le Juste, Esprit, juillet 1992, p. 187.

[4] « Au fond, la justice s’oppose non seulement à la violence tout court, ainsi qu’à la violence dissimulée et à toutes les violences subtiles auxquelles il vient d’être fait allusion (coups blessures séquestration entrave à la liberté…), mais aussi à cette simulation de la justice que constitue la vengeance, l’acte de se rendre justice soi-même. En ce sens, l’acte fondamental par lequel on peut dire que la justice est fondée dans une société, c’est l’acte par lequel la société enlève aux individus le droit et le pouvoir de se faire justice eux-mêmes – l’acte par lequel la puissance publique confisque pour elle-même ce pouvoir de dire et d’appliquer le droit ; c’est d’ailleurs en vertu de cette confiscation que les opérations les plus civilisées de la justice, en particulier dans la sphère pénale, gardent encore la marque visible de cette violence originelle qu’est la vengeance. » Paul Ricoeur, « L’acte de juger » dans Le Juste, Esprit, juillet 1992.

[5] Cf. Max Weber, Le savant et le Politique, Plon, UGE, 10/18, 1959.

[6] Cf. Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Albin Michel, 1963.

[7] Cf. Blaise Pascal, Pensée 298-103. « La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. » Il faut « que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste ».

[8] Gr. : agathon ; le bien, finalité chez Aristote,

[9] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs Première partie Doctrine du droit (1797), Vrin - Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche, 2011, 420 p. « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » ; agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Trois principes régissent la théorie politique de Kant : 1. La liberté de chaque membre de la société en tant qu’homme.2. L’égalité de tout homme avec tout autre, en tant que sujet. L’autonomie de chaque membre d’une communauté en tant que citoyen (Théorie et pratique).

[10] « Dans la théorie de la justice comme équité, la position originelle d’égalité correspond à l’état de nature dans la théorie traditionnelle du contrat social. Cette position originelle n’est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle... Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie d’une manière à conduire à une certaine conception de la justice. Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne  connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l’intelligence, la force, etc. J’irais même jusqu’à supposer que les partenaires ignorent leur propre conception du bien ou leurs tendances psychologiques particulières. Les principes de la justice sont choisis derrière un voile d’ignorance. Ceci garantit que personne n’est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes par le hasard naturel ou par les circonstances sociales. Comme tous ont une situation comparable et qu’aucun ne peut formuler des principes favorisant sa condition particulière, les principes de la justice sont le résultat d’un accord ou d’une négociation équitable (fair)... Tout ceci nous explique la justesse de l’expression “justice comme équité” : les principes de la justice sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable. » John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, 1987.

[11] Christophe Cervellon, Rawls et Habermas : le primat du Juste sur le Bien, Référence, N°39, Juin 2005.

Henry Salt,  Les droits de l'animal considérés dans leur rapport avec le progrès social, Le Débat 1983/5 (n° 27), pages 143 à 151.

[13] « Que la justice soit rendue, même si le monde périt ». Dans son livre Paix perpétuelle : une esquisse philosophique de 1795, Emmanuel Kant résume la nature contre-utilitaire de sa philosophie morale sous la forme Fiat justitia, pereat mundus , qu'il paraphrase ainsi : « Que la justice règne même si tous les coquins du monde en périssent ». Quant à Ludwig von Mises, il écrit dans Human Action : « L'économiste utilitariste ne dit pas : Fiat justitia, pereat mundus. Il dit : Fiat justitia, ne pereat mundus. (Que la justice soit rendue, afin que le monde ne périsse pas, ou, Que la justice soit rendue, de peur que le monde ne périsse).

[14] Jean-Paul II, devant la Nations Unies, le 2 octobre 1979 : La Déclaration universelle des droits de l’homme et les instruments juridiques qui l’accompagnent, tant au niveau international que national, dans un mouvement qu’on ne peut que souhaiter progressif et continu, cherchent à créer une conscience générale de la dignité de l’homme et à définir au moins certains des droits inaliénables de l’homme.

L’ensemble des droits de l’homme correspond à la substance de la dignité de l’être humain, compris dans son intégralité, et non pas réduit à une seule dimension ; ils se réfèrent à la satisfaction des besoins essentiels de l’homme, à l’exercice de ses libertés, à ses rapports avec les autres personnes ; mais ils se réfèrent toujours et partout à l’homme, à sa pleine dimension.

[15] « On peut observer que, à partir du moment où l’on pense que les principes de la justice résultant d’un accord originel conclu dans une situation d’égalité, la question reste posée de savoir si le principe d’utilité serait alors reconnu. A première vue, il semble tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit d’exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis des autres, consentent à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres. Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n’a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d’augmenter la somme totale. En l’absence d’instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu’elle maximise la somme algébrique des avantages, sans tenir compte des effets permanents qu’elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C’est pourquoi, semble-t-il, le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée. » John RAWLS, Théorie de la justice (1971)

[16] Bernard Mandeville, La Fable des abeilles, The Fable of the Bees: or, Private Vices, Publick Benefits en anglais, 1714. http://expositions.bnf.fr/utopie/cabinets/extra/textes/constit/1/18/2.htm

[17] La position de Saint Thomas sur l’utilité semble un peu plus « catholique ». Pour le théologien, l’intention de la loi vise l’utilité commune, donc de tous sans exception.

« S’il surgit un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable à l’intérêt commun, celle-ci ne doit plus être observée […] Il faut toutefois remarquer que si l’observation littérale de la loi n’offre pas un danger immédiat, auquel il faille s’opposer aussitôt, il n’appartient pas à n’importe qui d’interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux princes, qui ont autorité pour dispenser de la loi en des cas semblables. Cependant, si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délais pour qu’on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense ; car nécessité n’a pas de loi.

Les écarts à la norme n’étaient pas nécessaires, d’autant que l’Ordinaire du lieu n’a pas la qualité du « prince » pour interpréter et dispenser la loi.

[18] Rousseau  « inclut tous les êtres pouvant souffrir dans la communauté morale. Cette disposition à la compassion engage, en effet, l'homme à ne « jamais (faire) du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même », note-t-il dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755). La réflexion du philosophe Jeremy Bentham dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789) marque un tournant en décentrant le problème : « La question n'est pas : "Peuvent-ils raisonner ?" ni : "Peuvent-ils parler ?" mais : "Peuvent-ils souffrir ?" », déclare-t-il. Les animaux étant des êtres capables de ressentir le plaisir et la douleur, le fait de leur infliger des souffrances n'est pas un acte moralement neutre. Quelles que soient les limites et les dérogations que certains souhaitent opposer à ce principe, toute réflexion honnête et digne de ce nom aboutira à la conclusion qu'il n'est pas indifférent d'infliger de la souffrance.

Le concept de pitié nourrit également la réflexion morale de Arthur Schopenhauer. Dans Le Fondement de la morale (1841), un examen des fondements de la morale kantienne bornée aux seuls êtres de raison le convainc de l'illégitimité de cette voie. Fidèle à l'idée rousseauiste selon laquelle « si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible », A. Schopenhauer substitue le critère de la sensibilité à celui de la raison. »

[20] à chacun le sien, à chacun son bien, à chacun le Bien, selon la formule du jurisconsulte romain Ulpien recueillie par le Digeste, D. 1,1,10, 3e s ap ? JC.

[21] XVII. « Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu'elle commande, soit qu'elle défende, ses paroles ne sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants. Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée toute entière. Ni le sénat, ni le peuple, ne peuvent nous délier de l'obéissance à cette loi. Elle n'a pas besoin d'un nouvel interprète, ou d'un organe nouveau. Elle ne sera pas autre, dans Rome, autre, dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu'aujourd'hui : mais, dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l'homme ne peut méconnaître, sans se fuir lui-même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d'ailleurs tout ce qu'on appelle supplice. » Cicéron, La république, Livre Troisième.

[23] Le droit, c’est la vie, a dit l’allemand Gans. Ce mot a fait fortune dans l’école moderne. Il reproduit une idée déjà exprimée par Justinien dans les Institutes, lorsqu’il définit la jurisprudence : Jurisprudentia est divinarum atque humanarum rerum notitia, justi atque injusti scientia. La jurisprudence est la connaissance des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste. Il importe, je crois, à la dignité de la science du droit de là faire sortir de ce vague qui pourrait la compromettre. Toutes les choses, il est vrai, ont leurs lois, mais toutes ces lois ne sont pas relatives au droit. Le droit, c’est la science du juste et de l’injuste, comme le veut Justinien ; mais en tant seulement qu’il s’agit d’établir ou de reconnaître des rapports de sociabilité existant entre les hommes et donnant naissance à des droits et à des devoirs. » Jules CAUVET, Le la philosophie du droit, Extrait de la Revue académique de Caen, février 1844.

[24] Du latin positum, "posé" en français, le droit positif désigne le droit tel qu'il existe réellement. Il est constitué de l'ensemble des lois écrites et rassemblées dans des codes, de l'ensemble des règles juridiques en vigueur dans un État ou dans un ensemble d'États de la Communauté internationale, à un moment donné, quelles que soient leurs sources. Pour les théoriciens du droit positif, les règles de droit ne sont pas issues de la nature ou de Dieu, mais des hommes eux-mêmes, ou de leurs activités. Ainsi, le droit positif et le droit naturel sont deux formes de droit, contraires, puisque l'une est dictée par les Hommes, et la seconde par la nature humaine.

[26] Il m’apparait indispensable […] de faire systématiquement procéder à l’ouverture d’une enquête préliminaire [quand des faits] sont susceptibles d’être couverts par la prescription. […] « Vérifier si, au regard de la date des faits dénoncés, ceux-ci, à les supposer constitués seraient prescrits » et « découvrir, si elles existent, d’autres victimes ». Eric Dupont Moretti, Note aux magistrats.

[27] Marie Dosé, Eloge de la Prescription, Editions de l’Observatoire, 2021, p.71-72.

[29] Décision n°2018-645 du 21 juillet 2017 M. Gérard B.

[30] Marie Dosé, Eloge de la Prescription, Editions de l’Observatoire, 2021, p.76.

[34] Flavie Flamant, La consolation, Lattès, 2016. Pour cerner les limites de son témoignage, Cf. notre articles sur les faux souvenirs.

[35] Sylvie Brafman, Crimes sexuels sur mineurs : la prescription chamboulée par l’émotion, Libération, 20 décembre 2017.

[39] Cf. articles publiés précédemment sur ce site.

[41] François Ost et Michel Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du droit ?, Revue interdisciplinaire d'études juridiques, vol. 44,‎ 2000, p. 1-82

[43] Stéphane Braconnier, Un monde sans droit ? Editions De L'aube Paroles D'acteurs 2023, 132 p. Page 78.

[44] Dans son livre Morale et Hypermorale, Arnold Gehlen décrit l’avènement d’une morale humanitaro –eudémoniste au croisement d’un éthicisation de l’idéal du bien vivre hérité des Lumières et d’une morale à dimension familiale étendue à l’humanité entière grâce aux révolutions technologiques. « Un tel sentiment de vie s’érige en exigence morale impérative et […] la perfectibilité du bien-être tourne à la revendication générale. » « L’Etat devient le destinataire des demandes de satisfaction, et le politique, dans son essence, une technique du bonheur. » L’affaiblissement de cet ethos institutionnel constitue donc une mise en danger pour des formes de vie collective, mais davantage une mise en danger de la stabilité des existences individuelles en tant que telles. »

[47] Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992, 452 p.

[49] Jacques Ellul, Philosophie du droit, Editions La Table Ronde, La Petite Vermillon, 2022, 432 pages

[50] Si l’on retire la science à la conscience, enfin, le mot science au mot conscience, peut-on oser dire ce qui reste ?

[51] Aristote, Ethique à Nicomaque, livre IX, chap. IX.

[52] « Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu’elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites ; qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même, qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative ; qu’au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; que l’histoire nous offre à peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l’espace de plusieurs siècles ; qu’enfin, il n’appartient de proposer des changements, qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer, d’un coup de génie, et par une sorte d’illumination soudaine, toute la constitution d’un État. » Jean-Étienne-Marie Portalis [1746-1807] (1801) Discours préliminaire du premier projet de Code civil

[53] Extrait du discours du Pape Jean-Paul II adressé aux participants du Congrès de l’Union internationale des juristes catholiques le 24 novembre 2000, au Vatican : « Pour le monde juridique, il importe de poursuivre une démarche herméneutique et de rappeler constamment les fondements du droit à la mémoire et à la conscience de tous, législateurs, magistrats, simples citoyens, car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le bien de tel individu ou de telle communauté humaine, mais le bien commun, qui dépasse la somme des biens particuliers. »

Extrait du discours adressé par le Pape Benoît XVI aux représentants des Nations Unies, à New York, le 18 avril 2008 pour le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : « La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l’unité de la personne humaine et donc l’indivisibilité de ses droits. […] La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l’homme s’enracine avant tout sur une justice immuable, sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. C’est un aspect qui est souvent négligé quand on prétend priver les droits de leur vraie fonction au nom d’une perspective utilitariste étroite. Parce que les droits et les devoirs qui leur sont liés découlent naturellement de l’interaction entre les hommes, il est facile d’oublier qu’ils sont le fruit du sens commun de la justice, fondé avant tout sur la solidarité entre les membres du corps social et donc valable dans tous les temps et pour tous les peuples. C’était une intuition exprimée, dès le Ve siècle après Jésus Christ, par l’un des maîtres de notre héritage intellectuel, Augustin d’Hippone. Il enseignait que « le précepte - Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui - ne peut en aucune façon varier en fonction de la diversité des peuples » (De Doctrina Christiana III, 14). Les droits de l’homme exigent alors d’être respectés parce qu’ils sont l’expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs. »

[55] Pascal précise : « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai. »  Fragment Vanité n° 31 / 38

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