Les éditions Grasset publient un nouvel ouvrage de Pascal Bruckner sur la place des victimes dans notre société. Comment ne pas lire entre les lignes l’affaire des Voix Libérées et les analyses du Collectif du Doute ? Brève recension à chaud à la sortie d’un livre sans concession.
Après La tentation de l’innocence en 1995, Pascal Bruckner livre un nouvel opus sur la place prépondérante prise par la victime dans notre funeste société contemporaine du sanglot. Dans Je souffre donc je suis, il montre comment la victime se substitue aujourd’hui dans l’espace public à la figure du héros et acquiert une reconnaissance identitaire, voire une noblesse, qui lui accorde une position dominante, des privilèges par le biais de la réparation en matière de droit et de notoriété, sans aucune obligation. De fait, cette élévation la situe de plus en plus au-dessus des lois et des principes.
Les Voix libérées semblent étonnamment faire écho à cette étude.
Comment ne pas établir de correspondance entre cette analyse du phénomène victimaire autant idéologique que sociopolitique et le cas de ces plaignants qui, nourris de vengeance et de ressentiment, deux passions bien modernes, ont d’abord engagé leurs actions auprès des médias qui, avec les juges, sont les principaux relais de ces phénomènes de revendication par la souffrance. Ils ont d’abord montré, comme P. Bruckner le dépeint par ailleurs, que leur « victimisme » était d’abord un bellicisme.
Cet ouvrage ravive fatalement un questionnement toujours sans réponse. Est-ce un hasard si les plaintes arrivent toutes en même temps, maintenant, dans ce contexte ? Qui plus est, la variation des déclarations, les incohérences dans les médias peuvent également laisser penser à une intention, avant tout, de conquérir un statut, de nos jours finalement enviable, et non d’afficher une vérité sur des faits déclarés.
Le tribunal canonique devrait dans les jours prochains rendre un décret. Pour être convaincant, il faudrait qu’il permette sans ambiguïté d’écarter l’hypothèse que les plaignants, après des parcours de vie difficile, ont cherché à retrouver une sorte de dignité perdue, une revalorisation par la voie toute tracée de la dénonciation et de l’exigence de réparation, signes ostensibles d’une consécration sociale.
A bien comprendre Pascal Bruckner, la pensée victimaire pénètre toutes les strates de la société jusqu’aux discours politiques dans une concurrence sans retenue. N’imprègne-t-elle pas les esprits au point de toujours donner l’avantage, inconsciemment, au plaignant sans autre forme de rigueur intellectuelle, de vérification, voire d’application honnête de la loi dans certains cas ? Ne les range-t-on pas trop rapidement dans la caste des intouchables ? Un réflexe primaire victimaire primerait-il sur la réflexion ?
Le souci du plus fragile est certes très louable, mais il ne devrait pas devenir une idée chrétienne, comme l’aurait dit Chesterton, devenue folle au point de faire entrer la victime dans un panthéon improfanable. Ne pas confondre vulnérable et vénérable. La blessure ne fait pas le héros. Le sous-titre du livre de Bruckner – Portrait de la victime en héros - insiste bien sur la confusion actuelle entre des postures peu conciliables, difficiles à admettre pour beaucoup, entre le sacrifiant et le sacrifié, entre celui qui s’offre pour plus grand que lui et celui qui souffre pour moins grand que lui. Bruckner donne à la victime une figure christique trouvant dans la réparation… une rédemption.
La référence au sacré, en outre, devient moins discutable sous la plume de François Azouvi [1] dans son dernier livre à l’approche plus historique : Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré. L’historien inscrit notre monde démocratique organisé autour de l’individu de droit dans une « sortie de la religion ». Marcel Gauchet cité à la fin du livre abonde dans ce sens tout en discutant cette mutation du sacré : « L’apparition de la victime dans notre société sécularisée n’est pas la marque d’une sécularisation inachevée, elle suppose au contraire la rupture consommée avec la matrice religieuse. C’est parce que nous avons perdu nos « ancres dans le ciel » […] qu’a pu surgir cette nouvelle figure qu’est la victime. Elle est sacrée parce qu’elle n’est pas religieuse et dans l’exacte mesure où elle ne l’est pas. » Au religieux se substitue donc progressivement un « culte laïc de la victime » avec son nouveau crédo : « Victimes, on vous croit ».
Du côté des chrétiens, ce livre peut donc interpeller. Empêtrée dans ses affaires d’abus, pour rester fidèle à elle-même, l’Eglise catholique, à travers ses décisions, devrait veiller à se conformer à la Vérité, l’Evangile… et non à ce nouvel esprit du monde, surtout s’il est décadent en renonçant aux racines chrétiennes et aux fondamentaux célestes qui lui ont permis de prendre terre.
Je souffre donc je suis. Un titre qui interroge nos identités contemporaines et qui, en creux, ressemble étrangement à l’appel [2] un peu plus « évangélique » du CDD lancé aux Voix libérées à partir d’un autre titre : Je guéris, donc je suis [3]. Vers quel « être » tendre ?
A lire également du même auteur : Vers une société de victimes ? sur Constructif.fr
Avertissement très clair en direction des partisans, pour ne pas dire des artisans, du mouvement victimaire contemporain et, cet article le démontre bien, profondément destructeur.
NOTES
[1] François AZOUVI, Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, Collection NRF Essais, Gallimard, 21-03-2024, 304 pages.
Autres recensions :
Eugénie Bastié, Comment nous sommes passés du culte des héros à la religion des victimes, Figaro Vox, 20/03/2024.
Saïd Mahrane, Pascal Bruckner : « La victime est devenue une figure christique », Le Point, 9 mars 2024.
Christophe Mory, Pascal Brückner pour Je souffre donc je suis, Radio Notre Dame - Culture Club, 26 mars 2024.
Anne-Emmanuelle Isaac, Sommes-nous rentrés dans l'ère victimaire ? L'analyse de Pascal Bruckner, Figaro Live, 16 mars 2024.
[3] Laurent CAMIADE, Je guéris donc je suis, Éd. Sarment, 2001.
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